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Vidéosextomie

Table des matières

Prologue : Ils sont presque tous là.

Saint-germain le 24 mai 2005.

Germain Legal, maire de la commune, leva les bras au ciel pour inciter ses hôtes à se rapprocher de l’estrade, tel un ministre qui s’apprête à glorifier son culte.

  • Mesdames et messieurs, j’ai le plaisir de vous accueillir dans ma modeste ville pour célébrer le mariage d’un de ses enfants, Paul Garnier, même s’il l’a quittée depuis bien longtemps, avec Marion Jordan. Soucieux de préserver la solennité et la sérénité de l’instant, je vous demanderai d’éteindre vos portables.

Il avait prononcé cette invite alors qu’un large sourire figé lui barrait le visage, révélateur non pas d’un caractère enjoué, mais d’un AVC rancunier et indélébile. Ce masque lui donnait un aspect inquiétant qu’il s’efforçait d’atténuer par une pratique intensive de la dérision, autre subterfuge pour camoufler son dépit.

  • Depuis son accident vasculaire, cet “incorrigible cavaleur” avait dû résigner ses prétentions à la baisse, à la plus grande satisfaction des employées de la mairie.

Un mouvement de foule se déporta en sa direction tandis que certains mettaient la main à la poche pour interdire toute sonnerie intrusive.

Il avança une chaise pour convier Mathilde à s’installer au premier rang.

  • À tout seigneur, tout honneur prend place, ce n’est pas tous les jours qu’on marie son petit-fils. Mon père et ton époux s’ils participaient encore à l’agitation de ce monde seraient aux anges.

“Pauvre Germain, ces deux-là n’ont jamais pu se supporter, je ne sais pas comment ils auraient pu partager une quelconque complicité, ou une bienveillance commune sur un quelconque événement, fût-ce un mariage. Mais, incorrigible, il se doit de régulièrement parader au milieu de ses dames”.

Mathilde Maillard, née Garnier, affichait un état civil de quatre-vingts années et avait conservé toute son autonomie mentale et physique, ce qui la faisait frémir parfois quand elle côtoyait ses conscrits.

Ses yeux brillaient d’une affectueuse malice et renvoyaient à la vie, en toutes circonstances, une constante jovialité, précisément parce que cette dernière n’avait pas toujours fait preuve de tendresse à son égard.

Pour elle, ce jour devait constituer un comble de bonheur et de fête. Aujourd’hui, Paul, son petit-fils se mariait avec Marion, une adorable jeune femme dont elle appréciait la proximité. D’autre part, Édith, la sœur de Paul, était partie en hâte ce matin avec son époux à la maternité. Que pouvait demander de plus la presque arrière-grand-mère ?

Au fond d’elle-même pourtant, elle luttait en permanence pour tenir à distance un profond désarroi. Plus encore en ces moments de courtoisie, un douloureux souvenir la déroutait de cette joie légitime pour la ramener vers Maryse, sa cadette. Elle avait claqué la porte du domicile familial au sortir de l’adolescence pour ne conserver que de lointains et anonymes contacts. À force de la vie passée, il est des situations mêmes des plus cruelles dont on s’accommode. Là, son sentiment de culpabilité lui refusait l’oubli et régulièrement la harcelait. Elle n’avait pas géré cette opposition entre Maryse et son père, deux antagonistes au caractère affirmé, elle n’avait pas entendu cette révolte annoncée ni su protéger sa fille. Depuis, Marcel s’en était allé et Maryse restait une chaise vide qui s’imposait, surtout dans des instants comme ceux-ci.

“Maryse et sa différence, Maryse et son intransigeance, aujourd’hui, elle me manque encore plus et je suis la seule…, mais je ne voudrais pas gâcher le bonheur de Marion et Paul.”

Le brouhaha s’estompait, signe du début de la cérémonie.

  • Mes chers administrés, cette cérémonie consacre l’union de deux êtres qui ont choisi de partager leur destin pour le meilleur et le pire. Ainsi, cette fête en ces lieux réunit quelques personnalités lyonnaises proches des mariés. Je souhaitais en préambule, les saluer pour leur soutien à la réalisation d’un projet qui m’importe, l’implantation d’un pôle médical dans la commune.

Le maire se racla la gorge.

  • Pardonnez ma digression et ne vous formalisez pas du désordre protocolaire de mes remerciements. Ils s’adressent en tout premier à mon frère Maurice qui a mis à disposition le meilleur élément de son cabinet, en l’occurrence Paul, le futur marié, pour l’étude juridique et économique de ce projet. Maurice, merci encore pour ton aide.

L’intéressé esquissa une moue qu’il tentait de faire passer pour un sourire aimable. Plus jeunes, les deux personnages devaient se ressembler à la méprise, aujourd’hui, un détestable AVC les séparait.

  • Je tiens par ailleurs, à exprimer ma gratitude à mon ami de toujours, André Salien, “patron” du laboratoire “Biocosmétic” et président du Hand-Ball Club de Villeurbanne. Nous avons partagé nos premières ambitions sur les bancs de l’Université, depuis, nous avons réalisé de multiples et vastes projets. Il a pris l’initiative d’un gala dont l’intégralité de la recette sera versée au financement du futur pôle. Merci, André, pour ton aide. J’adresse au passage un signe cordial aux nombreux joueurs présents dans cette salle et plus particulièrement à Pierre Rivesaltes, entraineur de l’équipe première et organisateur de l’événement.

Aussitôt, l’hymne à la gloire du club, avec son lot de grivoiseries et autres paillardises retentit en échos à cette annonce. L’édile attendit patiemment la fin du rut bramant de ces messieurs avant de reprendre.

  • Merci enfin à monsieur le député, Jérôme Ferrier, président de la commission en charge de la réforme des soins au sein du gouvernement, je sais qu’il suit attentivement ce dossier auprès du fond européen et du ministère de la Santé. Je salue aujourd’hui sa représentante, Mme Isabelle Ferrier, son attachée parlementaire et sa fille, que je suis très honoré d’accueillir pour cette fête dans ma mairie.

“L’homme qui rit” ne cacha pas son soulagement, lorsque dans la salle, quelques supporters spontanément firent la claque pour susciter les applaudissements de l’assemblée. Au jeu des simagrées, les nominés, un sourire crispé sur les lèvres, hochèrent la tête comme des automates en signe de reconnaissance.

La grimace d’Isabelle Ferrier affichait sans équivoque sa considération pour l’édile et ses propos. Un profond mépris grinçait entre ses dents serrées.

« Ce type imbu de lui-même, tout en redondances et circonlocutions, occupe l’espace pour exister, sinon le vide va l’engloutir. En outre, il porte sur les femmes un regard malsain, un vieux satyre aussi tordu que la moue figée sur son visage. J’adore ! De plus, il s’avance bien imprudemment dans ses déclarations. Je doute que Papa ait apporté le soutien politique qui lui permet d’étaler autant de fatuité sur ses combines et de certitudes sur leur financement.

Le risque d’un “NON” au référendum sur la Constitution européenne devrait tempérer son arrogance. Après un tel camouflet, les projets français ne seront même pas examinés. “Circulez, rien à retenir, révisez vos considérations”.

Lui et son compère Salien, font partie de ces requins sans scrupule qui bradent les services de santé pour marchandiser notre bien le plus précieux et en retirer d’indécents profits, pour eux et leurs actionnaires. Si Legal dispose de moyens de pression pour forcer la route, c’est, je l’espère, hors de toute compromission de Papa, nos rapports sont déjà compliqués, ça n’arrangerait rien.

Isabelle Ferrier était la fille de son père, atout majeur pour accéder à cet emploi. Cependant, ses compétences et capacités de travail décourageaient toute tentative de procès en favoritisme, elle accomplissait réellement et très bien les missions liées à sa rémunération. Personne n’imaginait là une quelconque comparaison avec des scandales à ce jour encore ignorés.

  • Nous allons maintenant procéder à la cérémonie. Je demande aux témoins des futurs époux de s’approcher, messieurs Romain Garnier et Maurice Legal, respectivement frère et employeur du marié ainsi que Mmes Isabelle Ferrier et Laura Mansour, amies de Marion.

C’est le moment que choisit une secrétaire pour entrer furtivement et murmurer à l’oreille de l’homme à la lippe figée. L’édile, le visage grave laissa sa collaboratrice s’éloigner, non sans lorgner son postérieur. Puis, avec son sourire en biais et un clin d’œil moqueur, il se tourna vers le public, la mine réjouie :

  • Je présente mes félicitations à la toute fraiche arrière-grand-mère et aux tout jeunes grands-parents. On m’informe de la naissance du petit Étienne, en pleine forme, tout comme la maman, seul le père semble en difficulté pour se remettre de l’accouchement.

De nouveau, la salle se manifesta bruyamment en congratulant la famille.

Mathilde très émue, laissait cette nouvelle l’envahir avec une retenue pudique, sans imaginer qu’à quelques centaines de kilomètres de là, au même instant se nouait un drame.

  • Allo, madame Maillard ?
  • Oui !

Je suis infirmière au service des urgences de Grange Blanche, venez sans tarder… c’est votre fils, Laurent.

Chapitre 1 Marion et Isabelle

Lyon, le 31 octobre 2019, 10 h.

Marion, un vent de révolte s’était levé.

Depuis de nombreuses minutes, Marion prostrée devant son miroir semblait l’interroger avec inquiétude.

Tableau trompeur, quiconque, expert accompli du peintre ou simple néophyte, se serait fourvoyé sur l’interprétation de cette femme face à son reflet. L’artiste lui-même se serait mépris sur les songes de son modèle. En fait, Marion s’était soustraite et déambulait dans son passé, de courageuses pérégrinations pour considérer son futur. Chaque fois qu’elle était sur le point de prendre des décisions difficiles, elle scrutait le fond de son miroir, pour en examiner les catalyseurs et les conséquences.

La petite souris avait fait le tour de sa cage et des expériences de laboratoire qui déterminaient son existence. Elle devait en sortir, car bientôt son avenir n’aurait plus d’attrait et conduirait à un immobilisme fatal. Une chute inconcevable pour Marion, sa quarantaine avancée la poussait à s’extraire de ce vide. Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle voulait, mais bien ce qu’elle ne voulait plus, sa vie actuelle.

À commencer par Paul, son intention datait, mais jusqu’alors n’avait jamais dépassé le stade d’une volonté évanescente.

Comme beaucoup, Marion avait horreur de faire souffrir, cependant, au fil des ans, elle avait acquis la certitude qu’elle n’aimait plus Paul. Elle n’avait jamais ressenti l’émotion. La raison avait fondé leur union, par sa décision, la même raison allait y mettre un terme. Tout ce qui le rendait séduisant et l’avait attirée avait disparu, sans qu’elle détermine qui avait abandonné.

Elle considérait que Paul se complaisait dans une médiocrité de vie dont elle s’était accommodée. C’était sans doute l’habitude, ils avaient renoncé à s’étonner et ne communiquaient plus que superficiellement depuis bien longtemps.

Elle avait pris ses distances, peu lui importait de connaitre où il en était. Elle s’efforçait de se dire, sans se convaincre que les torts étaient partagés. Il n’entrait nullement en ligne de compte qu’elle soit de mauvaise foi, ni qu’elle le sache, ça la réconfortait de penser de la sorte, car le retour sur elle-même l’angoissait.

Une seule certitude l’habitait, elle refusait de continuer ainsi jusqu’à la fin de ses jours. Elle avait eu le sentiment d’emprunter un chemin morne, sans détour, avec pour unique choix, celui d’aller au bout. Une insoutenable sensation de néant l’avait bousculée et forcée au rejet de toutes résignations passées. Paul ne constituait qu’une première étape indispensable, d’autres suivraient.

Femme réservée, dans l’ombre de ce brillant époux, Marion s’était toujours tenue à distance de tout, mais récemment, deux évènements l’avaient persuadée de bouleverser sa vie. Le premier, il y a quelques semaines, des retrouvailles improbables avec sa meilleure amie, Isabelle, disparue sans explication au lendemain de son mariage.

Le second, bien plus récent, l’accident de Mathilde.

“Mathilde a échappé à la mort, il s’en est fallu de quelques heures. Sa disparition m’aurait bouleversée, la perte d’une réelle complicité et d’une profonde affection”.

Depuis, le sort de Mathilde avait fait l’objet d’âpres discussions dans la famille. Deux cases émergeaient, le maintien à domicile ou le placement en établissement pour personnes âgées. Tout le monde s’entendait pour cocher la seconde, sauf que deux points de vue s’opposaient sur la priorité à privilégier, le bien-être du sujet ou le porte-monnaie des héritiers principalement celui de son petit-fils Paul.

De longue date, un climat de discorde régnait dans le clan et le récent retour de Romain, après le drame qu’il avait vécu, avait raidi un peu plus les relations, comme s’il les tenait tous pour responsable.

Marion s’était toujours appliquée à rester en dehors des conflits et partis pris d’une famille qui n’était pas la sienne. C’est ainsi qu’elle avait progressivement établi un lien de confiance avec Romain à son départ du centre de rééducation. C’était même parfois très gênant, surtout vis-à-vis de Paul qui entretenait des rapports très crispés avec son “assisté de frère”, comme il se plaisait à l’appeler.

“Toutes ces tensions n’échappent pas à Mamie, alors qu’elle a besoin avant tout de sérénité pour traverser au mieux ces nouvelles épreuves. Je suis persuadée que l’absence de sa fille Maryse, par ces temps difficiles, refait cruellement surface malgré toutes les années. La loi du silence s’est toujours imposée à son sujet, mais elle a définitivement perturbé l’histoire de cette famille et incarne encore pour Mathilde une faute qu’elle ne cesse d’expier. Un signe de sa part viendrait adoucir l’ordre des choses de sa fin de vie”.

Les songes de son miroir l’avaient persuadée de brusquer sa réserve et d’intervenir auprès de sa tante Maryse. Elle s’était exécutée et malgré les avatars, elle savourait la sensation d’une mission bien remplie. Un rendez-vous était fixé pour vendredi soir, il lui restait à convaincre, une gageure qu’elle s’apprêtait à relever dans un climat de confiance à l’évocation de cet épisode.

En revanche, ses retrouvailles avec Isabelle, après toutes ces années continuaient de profondément la bouleverser.

Isabelle, cette irrévérence ébouriffante.

Début octobre, Marion descendait les marches du Tribunal tandis qu’une femme les montait. Toutes deux, perdues dans d’obscures pensées, au croisement se heurtèrent et les dossiers pêle-mêle au sol furent les premiers à supporter le choc d’une telle rencontre après tant d’années.

« Cet accrochage fortuit, ou plus précisément ce retour imprévisible a tout bouleversé, Isabelle, mon amie, disparue de ma vie le jour de mon mariage avec Paul, réapparait violemment, dix ans plus tard, comme si nos routes séparées allaient reprendre leurs folles embardées. Cet instant a remué de part et d’autre une cascade de sentiments oubliés, d’intenses souvenirs, la sensation de rétablir le fil de nos existences, là où nous l’avions égaré ».

Après cette rencontre, tout s’est vite enchaîné, les réflexes et les complicités antérieures s’étaient renoués, laissant la porte grande ouverte aux temps perdus.

Puis ce fut celui des confidences, Marion dévoila à son amie, son intention de rupture, ce qui provoqua une réaction aussi brutale qu’inattendue. Isabelle, dévastée, s’était effondrée, en larme. Marion s’était vainement employée à la calmer avant de comprendre que les causes d’un tel choc provenaient de réminiscences associées au jour funeste de cette union avec Paul.

« Quel désarroi d’apprendre que la nuit même de mon mariage, alors que nous volions déjà pour le bout du monde, alors que la noce continuait sans nous, l’abjection la touchait.”

Le récit d’Isabelle, incrusté dans l’esprit de Marion, l’avait bouleversée.

De cette soirée, ne me revenaient que des bribes. Elles me laissaient dans l’angoisse du doute de ce qui s’était réellement passé.

J’avais beaucoup bu, au matin, je me réveillais à moitié dénudée dans les vestiaires de la salle des fêtes. En proie au désespoir, j’avais besoin de réconfort, j’ai croisé alors des yeux réprobateurs ou concupiscents, conséquences d’un comportement indécent et provocateur. La fille du député maire “s’était fait sauter” par la moitié de l’équipe de hand-ball du club, seulement la moitié, les autres étaient trop ivres, et moi je ne pouvais pas répondre, je ne me souvenais de rien.

C’était terrible, je ne savais plus si je devais avoir honte ou me révolter, si je devais fuir les regards salaces et les propos grivois ou si je devais faire front, puis la fatigue et le doute ont eu raison de moi, je me suis enfuie, sans rien dire ni demander, je ne me savais même plus incapable d’un tel comportement.

J’ai disparu plusieurs jours, puis ce ne fut plus qu’une interminable chute. Les semaines suivantes, j’ai abandonné toutes les personnes qui m’aimaient, toi, ma mère et d’autres qui me soutenaient, pour m’acoquiner avec des interlopes. Mon père n’a pas hésité très longtemps, il m’a lui aussi jugé et apprécié comme un risque pour sa carrière. Lorsque je suis tombée dans les bras de Mouton, il s’est saisi de l’opportunité et lui a offert la place qui m’était destinée.

Germain Legal, un vil dépravé.

La suite devint de jour en jour une caricature, jusqu’au spectaculaire rebondissement, il y a six mois. Résolue à trier de vieilles fringues, j’ai accidentellement retrouvé le sac à main de ce jour fatidique, au fond un mouchoir maculé de sang avec les initiales GL. L’opprobre a alors rebroussé chemin, le doute a changé de direction. Ce tissu me renvoyait des éclairs de scènes de violence insupportables. La colère et la haine ont balayé toute honte et résignation. Ma troisième vie commençait.

J’ai repris contact avec ma mère, à qui je me suis confiée, et quelques-unes de mes anciennes connaissances, dont André Salien. C’est d’ailleurs sur son conseil et avec son aide que j’ai clandestinement fait expertiser le sang du mouchoir. André avec ses laboratoires avait toutes les facilités, c’est pratiquement sans surprise que j’ai appris qu’il s’agissait de celui de Germain Legal.

À ce moment-là, je ne me suis même pas interrogée sur le degré de sincérité et de cupidité de Salien dans cette affaire, encore moins sur la possible falsification des analyses. Salien me donnait ce qui me faisait du bien, ce dont j’avais besoin, une cible, un  vil dépravé.

Pour Marion, Isabelle avait sabordé son insatiable joie de vivre, son exubérance et cette irrévérence ébouriffante. La folle embarcation s’était échouée quelque part sur la rancœur et le cynisme, brisée dans sa quête d’idéal et de liberté. Le drame qui était venu souiller cette vie rendait la résignation de Marion d’autant moins tolérable. Ni renoncement, ni désillusion, ni même abattement n’avaient jamais trouvé place auprès de son amie. Elle n’aurait pu accepter d’épouser Mouton, comme elle, avait pu épouser Paul, pas Isabelle, son antithèse.

La bousculade des émotions passée, Marion s’était résolue, un vent de révolte nouveau s’était levé, comme un retard à combler, un réveil qui allait révéler une révolution.

Soudain, la pendule se mit à égrener l’heure, arrachant Marion de son miroir pour la ramener ici et aujourd’hui. Il était presque onze heures et elle devait apporter une dernière touche au dossier de cet après-midi. Maintenant, l’important parvenir à se concentrer sur son dossier, une affaire sordide de violence. La misère n’excuse ni ne justifie rien, mais souvent elle explique beaucoup. C’est la ligne de défense qu’elle voulait développer pour gagner la compréhension de la cour, sans réelle illusion.

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Chapitre 2 Isabelle Ferrier et André Salien.

Lyon, le 31 octobre, 11 h.

André Salien, un redoutable sens de l’opportunité.

Maurice Legal, le verbe haut, tardait à sortir du bureau d’André Salien, alors qu’il maintenait sa main sur la poignée de la porte entrouverte.

S’il avait voulu que toute la maisonnée profite de leur échange musclé, il aurait procédé ainsi. Dans cette grande demeure bourgeoise, toutes les huisseries étaient capitonnées et laissaient peu d’espace aux indiscrétions.

  • Maintenant, tu sais de quoi il retourne et les limites à ne pas franchir, la moindre allusion au sujet de mon frère Germain et ton univers explose et ta notoriété finit au caniveau. Je déterre les cadavres du placard et crois-moi, ma parole sur la place publique est assourdissante… à défaut d’être irréprochable.

Sur ces entrefaites, Maurice Legal quitta la pièce et s’engagea dans l’escalier en marbre rose en enroulant une écharpe noire autour de son cou. Tout dans son allure cultivait une ressemblance avec le loup sorti d’un dessin animé de Tex Avery, moustache de crooner en plus. L’artiste vintage en retroussant ses babines marqua un bref arrêt au demi-palier pour s’incliner cérémonieusement devant Sarah Salien, l’épouse du maitre des lieux.

  • Ma chère Sarah, vous êtes ravissante, j’expliquai à votre mari combien il avait à gagner à la discrétion. Pardonnez-moi, si le ton a quelque peu monté dans les octaves, rien de bien grave, vous me connaissez, je suis un passionné.

Pour toute réponse, Sarah lui adressa une moue amusée et un battement de paupière à la Betty Boop, comme pour garder la note. Au pied de l’escalier, le majordome se précipita au-devant de lui pour ouvrir la porte.

Dix minutes plus tard, sans un mot, André Salien quittait son bureau. Il affichait un faciès peu engageant, un visage à peau rugueuse et craquelée, bordé de chaque côté par des bajoues grises, flottantes. Un nez plat à minuscules narines dominait au milieu, rehaussé par un regard perçant et figé qui rappelait le charme du crocodile à l’affut de sa proie. Le saurien traversa la cour d’honneur où l’attendait son véhicule pour se rendre à l’officine du centre-ville.

C’est au début de la rue Grenette, côté Saône que se trouvait le plus important des magasins de Salien. Les contrariétés de sa querelle avec Legal avaient rapidement laissé place à une humeur joviale, et pour cause, le succès de son nouveau catalogue venait largement compenser le renoncement à un plan qui s’était annoncé juteux.

L’opération : “Des produits équitables pour une beauté durable”, lancée en début de mois consacrait une réussite personnelle qu’il se promettait de fêter le jour de ses soixante-cinq ans, un choix de superstitieux.

Il avait opportunément confisqué l’idée de l’un de ses gérants, celle de parer les articles cosmétiques très haut de gamme des vertus de ces concepts publicitaires. L’association néo-crétine typiquement hexagonale de ces mots au négoce avec le tiers monde leur fournissait une éthique, au prétexte de la théorie du ruissellement. Toute immoralité balayée, il avait séduit et recueilli l’adhésion du conseil d’administration. Les actionnaires avaient vu là une façon de faire évoluer l’image de l’entreprise et leurs marges de bénéfices. Aujourd’hui, tous ces braves gens s’en félicitaient et le choyaient.

Pour satisfaire aux exigences légales, ils avaient créé une structure au nom affligeant “Cosméquitable”, à but non lucratif. Enfin, derniers détails, pour obtenir le label et éviter des contrôles de qualité trop méticuleux, il avait honnêtement soudoyé des interlocuteurs clés, devenus ses obligés dans le processus,.

Ensuite, Salien avait engagé une campagne agressive pour lancer les produits, une mobilisation de tous les personnels du groupe. Il s’était montré généreux auprès des associations de proximité acquise à la cause, afin de les convaincre du bien-fondé de l’opération et susciter leur caution morale. Cette réussite assurait à son entreprise une nouvelle dynamique sur le marché, de quoi satisfaire son insatiable avidité.

Salien laissait ses pensées cyniques vagabonder sur l’humanité de bazar de ses semblables, ainsi que son talent pour flatter leur bonne conscience à bas prix. Il avait un redoutable sens de l’opportunité qui lui avait permis de tisser un réseau de contacts influents.

Il monta dans son véhicule, actionna le portail automatique et démarra pour aller à son rendez-vous.

Isabelle Ferrier, imprévisible et incontrôlable.

Charbonnière le 31 octobre 13 h

Quelques embouteillages plus tard, il arrivait dans le centre de Charbonnières, comme à son habitude il se gara sur le trottoir à proximité de son lieu de rendez-vous.

Isabelle Ferrier était la fille du député-maire de Villeurbanne et l’épouse du 1er adjoint, Marc Mouton, le successeur désigné de l’édile.

André Salien et Isabelle Ferrier-Mouton se côtoyaient depuis bien longtemps dans les salles de sport. Le premier les gérait en qualité de président de club, l’autre les pratiquait en qualité de licenciée. Malgré leur différence d’âge, ils avaient entretenu une courte liaison amoureuse qu’il avait élégamment rompue après avoir obtenu ce qu’il cherchait. Depuis, ils avaient maintenu une relation d’affaires, au gré d’intérêts communs dans diverses opérations, dont la dernière d’actualité qui la préoccupait et constituait l’objet de leur rencontre.

Salien avait l’habitude ; Isabelle était un personnage excessif, imprévisible et incontrôlable. Elle maniait fréquemment un discours sans nuances comme pour exorciser ses doutes et jouissait d’une réputation de mythomane. Il avait appris à la tempérer, juste assez pour calmer ses exigences et ne pas compromettre ses avantages.

Devant la maison, une énorme boite de conserve béante, suspendue au mur, abritait une pendule éventrée, étalant toute son intimité. La petite aiguille, rouillée et tordue, privée de sa grande sœur tentait d’indiquer l’heure. Elle s’était séparée du XII pour flirter avec le XIII. La pression de Salien sur le bouton de la porte d’entrée eut pour effet de réveiller l’horloge clochardisée qui entonna le “Funeral of Queen Mary” d’Orange Mécanique. Il rabaissa l’œil gauche ce qui sur son visage de saurien traduisait une certaine désespérance quant à la santé mentale de la décoratrice des lieux.

Isabelle Ferrier le reçut dans un salon “dernier cri” dont on pouvait ne pas apprécier le goût, mais dont on ne pouvait déprécier le coût.

Elle présentait une beauté modérée et compensait ce déficit par une propension à l’apprêt de ses atours. Il plaisait à penser aux malveillants qu’elle devait investir beaucoup de moyens pour ce faire.

Des moyens, elle en disposait, elle dirigeait avec brio une entreprise de mobiliers et décorations d’intérieur de luxe, spécialisée dans le design. Elle aimait paraître et consacrait du temps et de l’argent à ce plaisir esthétique qu’aucune trivialité ne venait altérer. Elle cultivait un goût raffiné à l’extrême de la préciosité.

André Salien s’installa dans un fauteuil d’acier à forme dépouillée, agrémenté d’un coussin spartiate, bleu mat profond. Elle prit place elle-même sur un siège de même modèle d’un rouge rutilant et entra immédiatement dans le vif du sujet, sans même lui proposer une quelconque boisson.

  • Je viens d’apprendre que Marc veut licencier madame Gernot, tu dois intervenir auprès de lui pour l’obliger à renoncer.
  • En quoi ça me concerne ?
  • Ça te concerne parce que tu as utilisé sa fille Odile pour tendre un piège à Legal. Ce pourri est tombé dedans à pieds joints et toi tu vas faire ton beurre. En revanche, je pense que tu te souviens que le traquenard a dérapé et que la gamine ne s’en remet pas. Maintenant, il est question de licencier sa mère, ça fait beaucoup, par décence, oblige mon cher époux à ne pas la congédier, c’est dans tes cordes. Sinon, reprends Odile à ton service.
  • Cette caractérielle ! C’est quoi ces états d’âme soudains ? Je te rappelle que le guet-apens, c’était pour abattre Legal, c’est ce que tu voulais, tu m’as laissé agir en toute connaissance de cause !
  • L’agression ne devait pas aller si loin, tu devais intervenir dès que la vidéo levait tout doute au sujet des intentions de ce prédateur.
  • Sa violence m’a pris de vitesse.
  • Je pense au contraire que tu es tardivement entré en scène, par intérêt, mais aussi par plaisirs. Maintenant, tu dois réparer, la justice a prouvé son incapacité.
  • Qui pourrait te croire ? Tu t’exposes au risque d’être considérée comme ma complice, je m’y emploierais. Je ne vois pas pourquoi, par grandeur ou scrupule je chercherais à redresser des torts dont je suis l’instigateur. La gamine, elle fera avec, comme d’autres, tu comprends bien de quoi je parle !

La grimace qui figea le visage d’Isabelle aurait effrayé quiconque, pas un crocodile.

  • Tu frôles le cynisme abject.
  • Oui, tout petit déjà… et c’est gentil de le reconnaitre, j’apprécie le compliment. J’ai aussi adoré ton cadeau.
  • Quel cadeau ?
  • Le médaillon de cette femme aux seins nus et sans visage s’avère d’un goût exquis que toi seule peux trouver.
  • Mais je n’ai rien envoyé.
  • Je ne vante même pas la prose qui l’accompagne, sur un registre équivalent.
  • Mais enfin de quoi parles-tu ?
  • “La putridité de l’esprit, supplantée par la putréfaction du corps”, c’est une délicatesse morbide dont ton génie créatif détient l’exclusivité.

La moue désolée d’Isabelle laissait le choix à l’interprétation, son renoncement à comprendre ou son doute quant à la santé mentale de Salien.

  • Et cesse donc de te tripoter la cheville, c’est une nouvelle manie très agaçante.
  • Rien d’important, un tic, ou une tique, faut que je consulte avant que ça ne s’infecte. Pour l’affaire Gernot, c’est très clair, nous avions des intérêts différents, je n’irai pas au-delà des miens, je n’interviendrai pas !
  • Dans ce cas, donne-moi la vidéo, contrairement à toi, je ne chercherai pas de profit financier une simple compensation pour cette femme et sa fille.
  • Pas question, dans cette affaire, les coups à recevoir prédominent sur les avantages à retirer. J’ai renoncé à l’exploiter, trop risquée pour moi, tu comprends bien que ce n’est pas pour voir ressurgir cette vidéo d’une quelconque manière. On oublie. D’autre part, j’ai suffisamment à gagner avec Marc, sans accentuer la pression sur lui pour un sujet qui ne le concerne pas et ne m’apportera rien.

Il se leva en riant et prit congé.

C’est alors qu’elle sortit son téléphone du tiroir de la table. Le rictus d’indignation d’Isabelle venait de se transformer en un sourire perfide de satisfaction.

  • Allo, oui, c’est moi, tu as entendu, tu as compris, des propos limpides, emplis de compassion. Bien, parfait, à toi de jouer.

Chapitre 3 La fin des comptes.

Lyon le 7 novembre en début d’après-midi.

Isabelle, la satisfaction de le détruire à petits feux

Après le récit du viol et de ces récentes découvertes, Marion avait compris qu’Isabelle et Salien, pour des raisons très différentes, avaient intrigué afin de piéger Germain Legal.

“Un échec total est venu solder ce guet-apens. Le traquenard a dérapé en drame pour Odile Gernot, Legal est ressorti blanchi et Salien a renoncé au chantage. Tout est dit de la rancœur d’Isabelle, de la trahison de Salien à l’abjection de Germain Legal.

Dans cette sombre histoire, les motivations des principaux acteurs apparaissent pour le moins troubles et complexes. Je ne connais pas cette jeune fille, victime d’une odieuse instrumentalisation et de scandaleuses manœuvres. Aujourd’hui, elle est bien seule pour supporter ces inconséquences. L’écoute clandestine organisée par Isabelle m’a convaincu du malheur, convaincu qu’elle ne fabulait pas, convaincu de reprendre le dossier pour tenter de le relancer et sauver ce qui pouvait encore l’être.

Mais, rien, je travaille depuis une semaine sur cette affaire et je n’ai rien trouvé de consistant pour faire rebondir la procédure. Tout a été verrouillé de main de maître par les défenseurs de Legal. J’ai rencontré la mère d’Odile Gernot, elle est perdue, elle pense que l’oubli ne résout rien pour sa fille, d’autre part elle redoute un retour sur la scène publique. Je la comprends. Les virtuoses défenseurs de Legal l’ont déconsidérée, ridiculisée avec une arrogance crasse. Son avocat, le petit jeunot rémunéré par l’aide judiciaire n’avait pas l’envergure, en face, ils ont fait exploser sa ligne d’attaque et leurs honoraires”.

Une sensation d’impuissance l’avait envahie et les mêmes pensées tournaient en boucle et ne cessaient de la harceler.

“L’affaire Gernot ne constituait qu’un palliatif pour Isabelle, une vengeance par procuration dont je doute qu’elle ait suffi, même si j’étais parvenue à relancer le dossier. Elle veut cogner avec les coups les plus bas, elle veut qu’il sache de qui ils proviennent, elle veut l’abattre.

Je l’ai mise en garde contre tout acte irréfléchi. Je lui ai demandé de déposer plainte, proposé de l’assister et tout tenter pour faire tomber ce porc. Je ne l’ai pas convaincue. Je comprends qu’il soit très douloureux et risqué pour elle d’activer publiquement cette affaire, elle n’a rien à gagner, sa réputation n’est plus à faire, elle ne croit pas en une réhabilitation morale et elle n’a aucune confiance dans la Justice. Il s’en remettrait, disait-elle, alors qu’elle veut tenir Legal à sa merci”.

La petite souris était désolée. Les dernières paroles d’Isabelle résonnaient encore dans sa tête.

  • Mais Marion, ce n’est pas grave, Odile Gernot n’attend plus rien, c’est surtout navrant pour sa mère qui portait tout cela à bout de bras, elle accumule beaucoup depuis quelque temps. Mais c’est mieux ainsi, je dispose d’une solution radicale. Je regrette Marion, c’est mon choix.

Les deux affaires sont pourries et n’ont plus aucune chance d’être reliées ni d’aboutir auprès de la justice. Moi je peux le faire au titre d’une vengeance personnelle, la satisfaction de le dire à Legal, le tenir et le détruire à petit feu, sa vie va devenir un enfer. Par la même occasion, je donne une leçon à ce traitre de Salien en le mettant en péril auprès de  Maurice Legal.

Depuis hier, une sourde inquiétude s’était insidieusement emparée d’elle. Elle avait passé une nuit exécrable, ne cessant de retourner cette phrase.

Legal, un malheur pour ce prédateur.

Quelques heures plus tard, quelques kilomètres plus loin, Germain Legal déambulait en direction du siège de sa société, dans les rues de St Bonnet, une commune aisée du grand-ouest lyonnais, où la lignée occupait la fonction d’édile depuis toujours. Il avait aussi pris la succession de papa “Victor” aux commandes de l’entreprise familiale.

Victor, c’était un opportuniste, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il avait su anticiper les besoins du marché pour développer l’activité de son exploitation et profiter des aides publiques à la relance de l’agriculture. Longtemps, la société Legal avait acheté ses céréales et animaux aux paysans, pour les transformer en produits agroalimentaires et les expédier à ses nombreuses succursales dans les principaux pays d’Europe. Puis, Germain, le cadet avait pris la direction de l’entreprise, qu’il avait réorientée et restructurée à coups de délocalisation, acquisition d’établissements et plans sociaux. Aujourd’hui, le groupe Naturaphosat, était spécialisé dans la fabrication industrielle d’insecticides, de désherbants et se trouvait affublé de “l’appellation pure polluants chimiques” garantis.

Germain Legal, une des plus conséquentes fortunes de la région, était un homme respecté et influent, président de toutes sortes d’institutions. Sur le chemin de son bureau, il revisitait les évènements de ces derniers jours.

L’allure du personnage rappelait le bonobo avec sa grosse tête surplombée d’un front massif et bas et ses longs bras qui semblaient toucher le sol. Sa forte corpulence contrastait avec l’aisance de son déplacement et la fluidité de ses mouvements. Des sourcils broussailleux saillants rehaussaient un visage lisse de couleur sombre et cachaient des yeux perçants, surmontés au-dessus de trois barres plissées horizontales, les conséquences du poids des responsabilités. Son regard inquisiteur, sur le qui-vive, cherchait en permanence à transpercer le secret des âmes.

Là ne s’arrêtait pas la ressemblance, Legal pratiquait une sexualité intense et très rapide, bien qu’exclusivement tournée vers la gent féminine, contrairement au primate.

Pour compléter le tableau, un rictus indélébile relevait le coin gauche de sa bouche, marque d’un méchant AVC qui refusait de passer inaperçu.

Ces derniers temps, il faisait l’objet d’attaques virulentes d’ONG militantes, dénonçant les méfaits de son activité sur la biosphère. Ces pressions le contraignaient à surinvestir dans le lobbying, mais, qu’importe, dès lors que les profits demeuraient, tout ceci ne présentait que peu de gravité. Si ça devait en prendre, il diminuerait la voilure en licenciant et ne changerait pas grand-chose à ses propres revenus.

En fait, les nuages qui s’étaient accumulés récemment n’émanaient pas des mouvances gaucho-écolo, mais plutôt de la houle des pleureuses, genre “metoo” ou “balance ton porc”. Cette provenance offrait un aspect beaucoup plus fâcheux pour son indispensable cote d’amour à l’approche des élections.

Encore plus fâcheux, c’était son ami de quarante ans, André Salien, qui dirigeait la manœuvre dans cette sordide affaire et il ne pouvait que considérer sérieusement la menace car elle venait d’un pro de l’extorsion par intimidation. Opportunément, son frère Maurice s’était employé à le ramener à la raison.

“Il m’a assuré que Salien allait abandonner la partie et que je pouvais dormir tranquille. Je suis surpris qu’il lâche prise aussi rapidement, c’est un individu à qui on ne tourne jamais le dos sans avoir saisi la clé, mais Maurice doit disposer d’arguments-chocs. Je n’aime pas ça, mais je me dois d’en reconnaître l’efficacité”.

À peine installé devant son bureau, deux coups délicats à la porte sollicitèrent l’autorisation d’entrer. C’était Bérénice, une sorte d’intendante, véritable chiourme à elle seule, toute entière dévouée au maitre. Son physique revêche, la préservait de toutes sollicitations sur le terrain favori du bonobo. Elle pouvait ainsi pleinement épanouir son zèle et son allégeance au service de l’hominidé. Legal exploitait cet avantage au maximum, d’autant que pour le reste, il n’était pas privé.

Monsieur Legal, un livreur a apporté un petit colis accompagné d’une enveloppe pour vous. Ça ressemble fort à un écrin à bijoux.

  • De la part de qui ?
  • Le préposé ne savait pas, aucun expéditeur nulle part n’apparaissait.
  • Sans doute une admiratrice, ouvrez-le je vous prie.
  • La damnée ne se fit pas attendre, en un tour de main, elle avait délié le paquet et en retira un médaillon. Sur l’avers, une représentation rudimentaire de femme nue, sans visage, assise sur une roue, tenait un glaive dans la main droite.
  • Quelle horreur, quel mauvais goût ! s’exclama la galériene.
  • En effet, que dit le mot ?
  • “Un malheur pour ce prédateur, le soudain mépris de ses admirateurs”.
  • Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?
  • Sans doute l’œuvre d’un malade mental, vous savez, monsieur Legal, par les temps qui courent, on ne s’étonne plus de rien.

Assieds-toi Marion, on va causer.-

Le lendemain, 8 novembre, après de nombreuses hésitations, Marion poussait la porte du Zarah, impressionnée, elle traversa le corridor d’entrée dans la tourmente de “riders on the storm”. Elle connaissait peu Jim Morrison, symbole d’une jeunesse en quête d’idéal, il était mort avant sa naissance.

Elle aperçut une silhouette derrière le comptoir. Une femme fluette sans âge s’appliquait à la préparation d’une potion, gage sans doute de bonheur et de bonne humeur. Ses yeux progressivement habitués au clair-obscur ambiant distinguaient maintenant les traits essentiels du personnage, un visage dominé d’un lourd maquillage, une chevelure orange dressée en épis sur la tête et un pantalon de couleur vive largement échancré sur le bas. De cette diaprure, elle crut discerner une lueur de moquerie dans le regard et se racla la gorge pour manifester sa présence.

  • Bonjour musaraigne, tu bois un coup avec moi.

Décontenancée Marion balbutia quelques mots d’introduction.

  • Bonjour madame, je suis Marion, Marion Jordan, une amie de Maryse.
  • Une amie ?

Par peur du malentendu, elle se sentit obligée de préciser.

  • Oui, une amie… une vraie amie, pas une petite amie.
  • Une amie de Zyse ! Ma Zyse, décidément, en très peu de temps, elle est revenue dans le feu de ma vie sous toute ses formes, mais peu importe, moi c’est Nina, viens dans mes bras.

Joignant le geste à la parole, elle assaillit Marion d’une débordante étreinte. Plusieurs minutes lui furent nécessaires pour se ressaisir et repousser l’envahisseur.

  • Maryse m’a parlé de vous, de votre chaleureuse affection, je suis ravie de vous rencontrer et très impressionnée.
  • Impressionnée ?
  • Oui, quand elle vous considère, on sent tout à la fois de la confiance, de l’admiration et une infinie tendresse, dans la bouche de Maryse, ça marque le personnage.
  • Je ne vais pas te raconter notre vie, ce serait trop long et pas vraiment objectif. Nous sommes restées de nombreuses années sans contact, mais aujourd’hui, tout est possible.et toi que me veux-tu ?

Marion hésita un temps, surprise par ce retour direct.

  • Au fil de nos échanges, nous nous sommes aperçues que nous partagions des connaissances communes, sources de préoccupations différentes pour l’une et l’autre. J’ai compris que ces personnages avaient fait partie de votre sphère, que vous aviez à en dire, ou comme le nuance Maryse, en médire, je n’ai pas pu résister.
  • En fait, tu viens chercher des renseignements, tu es de la police.
  • Non, je suis avocate, ces individus se trouvent au centre d’affaires qui touchent certains de mes proches et me tiennent particulièrement à cœur. Je n’ai pas informé Maryse de ma démarche auprès de vous.
  • Entendu, c’est qui les individus ?
  • Germain et Maurice Legal.
  • Assieds-toi, on va causer !

Chapitre 4 Le châtiment.

 Marion, la pathétique hystérie d’Isabelle.

Le 9 novembre 21h

Il faisait nuit. Dans le bus qui la menait chez son amie, la petite souris réfléchissait tout haut, sous le regard inquiet de quelques voyageurs.

Avec anxiété, elle parcourut les deux ou trois cents mètres qui séparent l’arrêt de la demeure d’Isabelle.

La pendule éventrée devant la porte d’entrée resta muette après que Marion ait enfoncé le bouton. Elle frappa à la vitre afin de signaler sa présence. Rien ne bougeait. Elle tambourina avec insistance, alors que la crainte commençait à la gagner.

Une interminable minute plus tard, Isabelle arriva de derrière la maison. Le visage ravagé, un maquillage dégoulinant, un parfum fatigué, des vêtements froissés, elle semblait dévastée et avait manifestement passé la nuit dehors.      

De plus en plus inquiète, elle s’effaça pour laisser entrer son amie, une sorte d’automate méconnaissable. Après quelques instants, elle s’installèrent toutes deux sur les habituels fauteuils dont l’inconfort n’était plus à vanter, puis Isabelle, les yeux nulle part, se lança dans un long monologue.

 J’ai assisté à la mascarade au Tribunal lorsque les bulldogs de Legal ont traîné la gamine dans la boue. Ils ont tronqué des témoignages et développé un mépris répugnant au point de faire rire le public dans la salle.

L’élocution d’Isabelle butait sur les mots comme son regard sur la lumière du spot. Les traits de son visage creusé par la souffrance traduisaient un profond désarroi. Marion vit défiler le récit d’Isabelle, projeté en images dans ses yeux.

Elle se présentait à un cocktail de vernissage à Charbonnière, tout le gratin culturel, politique et médiatique se pressait pour s’extasier sur les œuvres du dernier génie artistique en vogue. Germain Legal, ceint de son écharpe de maire, se pâmait d’aise devant un auditoire béat, pontifiant d’un ton narquois, avec un sourire en coin et quelques remarques pédantes sur l’élitisme.

C’est alors qu’Isabelle se mit à hurler au viol. Un viol, il y a quatorze ans, dont elle avait été victime, un viol dont il était l’un des auteurs, probablement le meneur.

Un silence durable s’était installé, ses cris avaient figé l’assemblée. C’est alors qu’elle déroula ses souvenirs, elle voulait que le monde sache par crainte d’une affaire étouffée ou manipulée comme pour la petite Gernot. Elle savait que d’autres femmes avaient supporté ses agissements et les encourageait ainsi à parler et quitter leur honte ou leur désespoir.

À ce moment-là, Isabelle se tut, le noir envahit ses yeux, les sanglots menaçaient, elle déglutit avec peine avant de reprendre après quelques secondes d’hésitation la projection du récit.

Avec son effroyable rictus, Germain Legal s’est mis en scène, comme au théâtre, devant son public, une virtuosité de suffisance et de mauvaise foi.

  • Ton intervention est insensée, quelle est cette volonté de chercher à me nuire devant tous mes amis? Ta mémoire retrouvée comme tu l’affirmes me semble douteuse et très sélective. Je me souviens parfaitement de cette soirée. Je peux livrer des détails scabreux ou consternants sur ton comportement ce jour-là, des détails sur tes ébats avec les hommes encore valides.

Les yeux d’Isabelle projetaient les paroles de Legal

  • Comme une chienne en chaleur, difficile de ne pas résister. Je ne nierai pas notre relation parmi tant d’autres. Je suis resté très discret sur son déroulement, car il n’avait rien de glorieux pour toi.

Legal, approchait d’Isabelle, son visage bouffi comme dans un miroir déformant touchait le sien.

  • Concernant la drogue du viol, si je ne m’abuse il est trop tard pour déceler sa présence ce jour-là. En revanche, depuis, tes multiples frasques laissent à penser que tu n’en as pas eu besoin pour arriver aux mêmes résultats. Sinon, tous les hommes sont des violeurs adeptes de cette drogue pour parvenir à leurs fins. Dans ce cas, ici, autour de nous se trouvent de nombreuses victimes prêtes à hurler avec toi.

Marion entendit nettement l’hilarité qu’il avait ainsi déclenchée, avant de conclure son numéro :

  • Isabelle c’est assez, mon mouchoir, mon ADN, ton coup d’éclat après toutes ces années de mutismes n’y suffiront pas, d’autant que ta réputation n’est plus à faire. Même si aujourd’hui le “dénonce ton porc” se révèle très tendance, c’est un peu court devant les tribunaux, je peux aussi te proposer pour étoffer ton dossier, un peu de mon sperme, là, maintenant, sauf le respect que je dois à cette manifestation et la dignité qui m’habite.

Son texte achevé, Legal se tourna majestueusement vers ses thuriféraires qui l’applaudirent.

C’est alors que Marion vit Isabelle s’effondrer sous ses yeux, la foule se précipita, les flashes crépitèrent. Les médias disposaient de matériau, elle leur avait livré un morceau de choix pour s’étaler et tenir leur public en haleine. Legal triomphait et commençait à se vautrer dans le scandale. Il prenait son auditoire à témoin de cette sournoise attaque, la pathétique hystérie d’Isabelle et sa piteuse sortie. Une aubaine à quelques semaines des municipales, il hurlait à la manipulation de l’esprit déséquilibré d’Isabelle par ses adversaires politiques. Le feuilleton devait durer quelques jours, avec quelques rebondissements et se ponctuer par un suicide.

 La sirène de l’ambulance extirpa Marion du fond de son cauchemar. Quelques hésitations plus tard, elle comprit qu’elle s’était assoupie et que le bruit importun venait de son téléphone. Il lui signifiait avec un agacement certain qu’elle devait s’extraire de là pour s’occuper de lui. Sur l’écran, le nom de Julien Dumas s’affichait.

                                                                                                                                                                                                                      

Vidéosexetomie

St Bonnet 10 novembre 2 h.

À St Bonnet, Germain Legal avait garé son véhicule sous le hangar qui jouxtait son entreprise et s’apprêtait à rentrer chez lui. Il avait passé une soirée mouvementée qui s’était achevée très tôt ce matin dans le lit de sa dernière conquête. Certes, elle n’avait pas inventé la poudre, mais ce n’est pas non plus ce qu’il demandait, c’était une relation un peu fade, mais depuis son AVC, il devait se ménager, donc, tout allait pour le mieux.

  • Ces manifestations représentent une véritable corvée, la plupart des participants étalent un vernis pédant et surfait, les autres se répandent en commentaires abscons et ennuyeux. Et moi, je me prête à ces singeries, c’est un passage obligé, question d’image, surtout en ces périodes préélectorales.

Sa démarche souple et son regard de prédateur contrastaient avec son allure massive et sa mine toujours ravie, ce dont il jouait à merveille pour déstabiliser ou charmer ses interlocuteurs.

Le ciel obscur depuis plusieurs semaines s’éclaircissait de jour en jour et finalement son entretien d’hier avec le panda géant, ponctuait le retour du beau temps, restait plus qu’à pousser ses pions.

  • Ce balourd de flic a bien gobé le coup du fisc. Je l’ai vu venir de loin, j’ai même réussi à le persuader qu’il m’avait mis en difficulté. Il peut décider de vérifier et donner des suites, je lui ai livré un fond de vérité qui confirmera ma bonne foi, ce que je risque est ridicule en comparaison du reste. Chahuter le fisc est considéré comme un sport national, garant de popularité auprès de mon électorat. Par ailleurs, la menace Gernot a disparu avec Salien, il est devenu inoffensif depuis que Maurice l’a désarmé. Mon frère aussi doit être satisfait, j’ai respecté en tout point ses consignes. J’ai orchestré les rumeurs de fuites au profit de Salien via son cadre Paul Garnier, une démarche tordue dont il a le secret et dont les enjeux m’échappent, mais qu’importe. Depuis bien longtemps, j’ai renoncé à rivaliser avec lui sur ce terrain.

Son visage ébauchait une grimace qui représentait un sourire, un vrai, pas le rictus figé de l’AVC.

  • La morale ne dicte fort heureusement pas le cours des évènements, le sort se montre favorable pour ceux qui savent le provoquer ou le manipuler parfois même s’ils n’ont rien demandé.

À peine venait-il de pénétrer dans le vestibule pour donner de la lumière que son téléphone émit une vibration à l’arrivée d’un nouveau message. L’effigie de l’inconnue sans visage, escortée d’un griffon s’afficha et une vidéo de quelques secondes l’exhibait ahanant et suant, pantalon aux pieds, chevauchant une jeune fille, manifestement pas consentante. Il reconnut Odile Gernot, puis deux mots s’inscrivirent en bordure d’écran, “A suivre”, flanqués d’un commentaire. “Cette vidéo, ce n’est pas un objet sexuel déplacé pour voyeurs en quête de sensations, c’est une tragédie, la souffrance et la destruction passées et présentes d’une victime. C’est le début d’un châtiment. En définitive, si ta conscience te permet encore d’exister, tes publics ne le permettront pas”.

Germain Legal, victime de Némésis.

12 novembre 11 h 30.

La commissaire Camille Ouessant accompagnée du lieutenant Jules Laforme entra dans la pièce et découvrit l’état de décrépitude du maire de St Bonnet. Celui-ci était clairement anéanti par ce qui lui arrivait, Jules ne put s’empêcher de savourer en se remémorant leur dernier entretien.

À peine étaient-ils installés face à lui qu’il se répandit en supplication, cette fille faisait partie d’un traquenard monté contre lui par Salien, elle l’avait attiré dans un piège.

Sans aucun état d’âme, Camille le reprit.

  • Gardez votre salive Mr Legal, vous n’êtes pas ici pour être entendu sur l’affaire, à l’issue de cet interrogatoire, vous serez directement conduit devant un juge d’instruction, pour les faits de viol qui vous sont reprochés. Vous aurez tout loisir de vous expliquer avant qu’il ne statue sur votre placement en détention provisoire ou pas.
  • Mais je ne vais tout de même pas aller en prison ?
  • Si ça ne dépendait que de moi ! Mais, je suis surprise, où sont les ténors qui vous ont assisté lors du premier procès ?
  • Ils se sont récusés !
  • Je comprends, l’affaire est tellement mal embarquée que les rats ont décidé de quitter le navire, une attitude courageuse, il n’y a plus rien à gagner en notoriété avec des effets de manche ou en provoquant la risée de la victime, il reste juste des mauvais coups à recevoir.

Manifestement, c’était trop pour le primate qui se mit à pousser des cris gutturaux, expression bruyante de profonds sanglots sur un visage sans larme, crispé par un sourire figé. À cet instant présent, Camille se surprit à souhaiter que la petite Gernot ait été témoin de cette grotesque scène.

  • Je suis victime d’un coup monté, une odieuse mise en scène sans doute pour me dénigrer en pleine campagne électorale. J’avais déjà reçu un curieux médaillon avec des menaces voilées et j’ai retrouvé le même en accompagnement des images lorsqu’elles m’ont été adressées. Il y avait aussi une phrase au verso du pendentif.
  • Décrivez-moi tout ça.
  • Un médaillon, une représentation rudimentaire de femme nue, sans visage, assise sur une roue, tenant un glaive dans la main droite.
  • Qui avait-il d’écrit ? “Un malheur pour ce prédateur, le soudain mépris de ses admirateurs”.
  • Et bien évidemment cette vidéo est un ignoble montage, ou c’est votre sosie en train de chevaucher Mme Odile Gernot, ravie comme on peut le constater. Nos experts ont sondé cette vidéo, tous leurs tests sont négatifs, si je puis me permettre, elle est vierge de toute manipulation.

Dans votre cas, les faits, les vôtres sont constitués et ça nous suffit. Découvrir qui est derrière cette dénonciation reste secondaire et ne viendra en rien entraver les poursuites.

Le décor et la procédure que vous avez décrits nous sont maintenant assez familiers. Le médaillon constitue la marque de fabrique et en garantit l’authenticité. Vous n’êtes pas le premier à tomber sous les griffes de Némésis, nous la recherchons en vain depuis plusieurs mois.

Que sont nos amis devenus ?

  • Docteur, comment se portent les chouchous de Némésis ?
  • Camille votre humanité envers ces crapules vous honore, les nouvelles laissent envisager une suite optimiste à leur sujet ; aucun d’entre eux ne servira plus par où il a sévi. Le docteur Henry, s’interrompit quelques secondes comme s’il savourait à l’avance le meilleur pour la fin.

L’incarcération du Bonobo a libéré, parfois à outrance, la parole d’une multitude de victimes, aux juges de faire la part des choses. En revanche, en prison les détenus ne s’embarrassent d’aucun état d’âme, dès son écrou, il a bénéficié du traitement réservé au pointeur. Par mesure de protection, l’administration pénitentiaire s’est résolue à l’isoler et à le nourrir aux antidépresseurs.

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Videosextomie.